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"
Puissé-je t'ôter le souffle et la vie et t'envoyer dans
la demeure d'Hadès ! En vérité,
ton il ne sera pas guéri ", fulminait
Ulysse en fuyant sur la mer poissonneuse
l'île inculte des Cyclopes.
Or,
si ce dernier repose de sa belle mort en
Ithaque d'où rayonne à
jamais sa gloire, le Cyclope qui lui survit l'aura en revanche depuis
démenti : l'épieu en bois d'olivier - l'arbre dédié
à Athéna aux yeux pers
- dont Ulysse l'aveugla n'aura certes pas suffi à l'anéantir.
En outre, un il de verre ouvré par Héphaïstos
le boiteux - par ailleurs habile artisan du bouclier d'Athéna
dont la dépouille de Gorgone Méduse
orne l'égide - cicatrise cette
obsessive cécité qui infecte ou affecte depuis lors
toute vision.
Et
comme il l'avait lui-même autrefois proféré,
" Les Cyclopes ne se soucient pas de Zeus
qui tient l'égide, ni des dieux bienheureux, car nous leur
sommes, certes, bien supérieurs ".
En effet. Car la fuite des dieux naguère augurée par
l'aède Scardanelli
mort ébloui d'oubli, aura favorisé une hégémonie
qui étend dorénavant l'antre du Cyclope aux dimensions
du monde sublunaire qu'il domine de ce corps immensurable désormais
guère plus accessible à la vue des mortels qu'un spectre.
Urbi et orbi.
Et
dans chacune des cellules qui peuplent cette caverne qu'il hante
et régente depuis comme une ruche universelle, la survivance
du Titanide, impavide et inexorable,
ne se distingue guère d'une surveillance que nulle pudeur
ne sait plus contenir.
Car
de la prothèse cyclopéenne émanent en effet,
sans répit, des monocles ou squames
hyalins, si semblables aux simulacres
nictitants autrefois imaginés
par Épicure, qui viennent se
lover dans chacune des innombrables cellules de ce puits kaléidoscopique
et panoptique où pullule une humanité en proie aux
affres du délire obsidional.
En sorte que saisis d'un étrange vertige en cette Babel
chtonienne, les mortels ne s'y appellent
et n'interpellent plus que du seul nom de Personne sous lequel
autrefois Ulysse aux mille ruses dissimula par fraude son identité
au Cyclope ; or cette monotone onomatopée devait entonner
l'hymne perpétuel à sa vengeance.
Et
à la surface de ces monocles qui croissent et multiplient
à un rythme exponentiel, les rêves du Cyclope se télescopent
en émettant d'exsangues lueurs croisées d'élégiaques
borborygmes. Aussi la terre est-elle
devenue ce globe oculaire exorbité que méduse une
myriade d'yeux à chacune de ses révolutions mis en
orbite.
Et
toujours plus ignorant de Zeus, " vengeur des suppliants
et des hôtes ", le Cyclope, irascible, aura su débusquer
en toute hospitalité l'hostilité qu'elle abrite bon
gré mal gré. À telle enseigne qu'il n'est pas
jusqu'au démon de l'étymologie qui, à deux
lettres près, ne l'inocule comme ne l'y incite. Et non moins
anthropophage hier qu'aujourd'hui pornophage, il n'est point de
chair humaine en effet que son spectre incube
et succube ne circonvienne et n'outrage derechef.
Et
dans ce monde déserté par Aurore aux doigts de rose,
où les ombres n'envahissent plus les rues au crépuscule,
de rares mortels ont bien tenté et tentent encore de réitérer
le geste d'Ulysse. Croyant viser à travers l'il la
tête où, de mémoire de mortel, le cerveau est
réputé siéger, d'aucuns s'attaquent aux dits
monocles, oubliant dans leur précipitation que l'il
du Cyclope n'est désormais qu'une sphère dont le centre
est partout et la circonférence nulle part ; en vain s'entêtent-ils
sauf à percer l'abcès des apparences qui ne cachent
rien autre que maintes alvéoles escamotables dont regorgent
les catacombes de la Babel pcile.
Et là, dans ces bouches d'ombre retentissent les obsécrations
de ceux-là qui se congratulent dans l'attente de la venue
du messager des dieux : pour avoir su autrefois décapiter
Argus à la tête constellée
de cent yeux, Hermès, songeaient-ils,
saurait à coup sûr les débarrasser du Cyclope
après l'avoir hypnotisé de son caducée.
Lors
sans nul coup férir, surviennent Stauth & Queyrel. Qui
soudain échangent l'énucléation ophtalmique
et le messianisme hermétique contre ce qui n'est déjà
plus l'expectative et n'est pas encore la délivrance, mais
bien l'imprescriptible et l'imprévisible fondus dans l'imperceptible
éclair d'un clin d'il.
Lointains
descendants par parthénogénèses
hasardées d'Epéios l'illustre
facteur du cheval de Troie, Stauth & Queyrel, jumeaux artificieux,
résolvent entre-temps de fixer leur vertige en chaussant
d'une paupière l'âpre monocle qui engourdissait jusque-là
leurs faits et gestes.
Et
sans pouvoir ni devoir éteindre l'incendie du visible ni
guérir les déchirures d'un destin démesuré,
eu égard à l'omniscopie monophtalmique du Cyclope
autant qu'à l'égard de l'amaurose
divinatoire d'dipe, et considérant
en toute paupière la doublure de l'il comme en tout
regard le dédoublement du tiers
il que recèle le front hagard des poètes, Stauth
& Queyrel, Dioscures cheiropoiètes,
dispensent à chacun ce faisant quelque regard.
(
)
Jean-Charles
Agboton-Jumeau,
mai
2001.
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