"Ulysse et Polyphème", Alessandro Allori, v. 1575. DR  
  "Les paupières du cyclope"  
  " Puissé-je t'ôter le souffle et la vie et t'envoyer dans la demeure d'Hadès ! En vérité, ton œil ne sera pas guéri ", fulminait Ulysse en fuyant sur la mer poissonneuse l'île inculte des Cyclopes.

Or, si ce dernier repose de sa belle mort en Ithaque d'où rayonne à jamais sa gloire, le Cyclope qui lui survit l'aura en revanche depuis démenti : l'épieu en bois d'olivier - l'arbre dédié à Athéna aux yeux pers - dont Ulysse l'aveugla n'aura certes pas suffi à l'anéantir. En outre, un œil de verre ouvré par Héphaïstos le boiteux - par ailleurs habile artisan du bouclier d'Athéna dont la dépouille de Gorgone Méduse orne l'égide - cicatrise cette obsessive cécité qui infecte ou affecte depuis lors toute vision.

Et comme il l'avait lui-même autrefois proféré, " Les Cyclopes ne se soucient pas de Zeus qui tient l'égide, ni des dieux bienheureux, car nous leur sommes, certes, bien supérieurs ". En effet. Car la fuite des dieux naguère augurée par l'aède Scardanelli mort ébloui d'oubli, aura favorisé une hégémonie qui étend dorénavant l'antre du Cyclope aux dimensions du monde sublunaire qu'il domine de ce corps immensurable désormais guère plus accessible à la vue des mortels qu'un spectre. Urbi et orbi.

Et dans chacune des cellules qui peuplent cette caverne qu'il hante et régente depuis comme une ruche universelle, la survivance du Titanide, impavide et inexorable, ne se distingue guère d'une surveillance que nulle pudeur ne sait plus contenir.

Car de la prothèse cyclopéenne émanent en effet, sans répit, des monocles ou squames hyalins, si semblables aux simulacres nictitants autrefois imaginés par Épicure, qui viennent se lover dans chacune des innombrables cellules de ce puits kaléidoscopique et panoptique où pullule une humanité en proie aux affres du délire obsidional. En sorte que saisis d'un étrange vertige en cette Babel chtonienne, les mortels ne s'y appellent et n'interpellent plus que du seul nom de Personne sous lequel autrefois Ulysse aux mille ruses dissimula par fraude son identité au Cyclope ; or cette monotone onomatopée devait entonner l'hymne perpétuel à sa vengeance.

Et à la surface de ces monocles qui croissent et multiplient à un rythme exponentiel, les rêves du Cyclope se télescopent en émettant d'exsangues lueurs croisées d'élégiaques borborygmes. Aussi la terre est-elle devenue ce globe oculaire exorbité que méduse une myriade d'yeux à chacune de ses révolutions mis en orbite.

Et toujours plus ignorant de Zeus, " vengeur des suppliants et des hôtes ", le Cyclope, irascible, aura su débusquer en toute hospitalité l'hostilité qu'elle abrite bon gré mal gré. À telle enseigne qu'il n'est pas jusqu'au démon de l'étymologie qui, à deux lettres près, ne l'inocule comme ne l'y incite. Et non moins anthropophage hier qu'aujourd'hui pornophage, il n'est point de chair humaine en effet que son spectre incube et succube ne circonvienne et n'outrage derechef.

Et dans ce monde déserté par Aurore aux doigts de rose, où les ombres n'envahissent plus les rues au crépuscule, de rares mortels ont bien tenté et tentent encore de réitérer le geste d'Ulysse. Croyant viser à travers l'œil la tête où, de mémoire de mortel, le cerveau est réputé siéger, d'aucuns s'attaquent aux dits monocles, oubliant dans leur précipitation que l'œil du Cyclope n'est désormais qu'une sphère dont le centre est partout et la circonférence nulle part ; en vain s'entêtent-ils sauf à percer l'abcès des apparences qui ne cachent rien autre que maintes alvéoles escamotables dont regorgent les catacombes de la Babel pœcile. Et là, dans ces bouches d'ombre retentissent les obsécrations de ceux-là qui se congratulent dans l'attente de la venue du messager des dieux : pour avoir su autrefois décapiter Argus à la tête constellée de cent yeux, Hermès, songeaient-ils, saurait à coup sûr les débarrasser du Cyclope après l'avoir hypnotisé de son caducée.

Lors sans nul coup férir, surviennent Stauth & Queyrel. Qui soudain échangent l'énucléation ophtalmique et le messianisme hermétique contre ce qui n'est déjà plus l'expectative et n'est pas encore la délivrance, mais bien l'imprescriptible et l'imprévisible fondus dans l'imperceptible éclair d'un clin d'œil.

Lointains descendants par parthénogénèses hasardées d'Epéios l'illustre facteur du cheval de Troie, Stauth & Queyrel, jumeaux artificieux, résolvent entre-temps de fixer leur vertige en chaussant d'une paupière l'âpre monocle qui engourdissait jusque-là leurs faits et gestes.

Et sans pouvoir ni devoir éteindre l'incendie du visible ni guérir les déchirures d'un destin démesuré, eu égard à l'omniscopie monophtalmique du Cyclope autant qu'à l'égard de l'amaurose divinatoire d'Œdipe, et considérant en toute paupière la doublure de l'œil comme en tout regard le dédoublement du tiers œil que recèle le front hagard des poètes, Stauth & Queyrel, Dioscures cheiropoiètes, dispensent à chacun ce faisant quelque regard.

(…)

 

Jean-Charles Agboton-Jumeau,

mai 2001.